Entretien avec Adam Price, réalisateur de la série » Au nom du Père »
Source : 824 vues 12 oct. 2021 #CANNESERIES
Si la fiction internationale se porte aussi bien, c’est en grande partie grâce au talent du showrunner danois Adam Price. Le succès exceptionnel de la série Borgen, une femme au pouvoir, a en effet prouvé que des séries, quelles que soient leur langue et leur nationalité, pouvaient voyager à travers le monde. C’est donc en véritable précurseur qu’Adam Price, à qui l’on doit également la série Au nom du père, témoigne pour CANNESERIES, alors que la suite de Borgen est attendue prochainement sur Netflix.
Adam Price est un scénariste et dramaturge récompensé et reconnu à l’international. Il est le créateur et scénariste principal de la série politique dramatique Borgen, vendue dans plus de 80 pays et récompensée par le BAFTA du Meilleur Drame International, un Prix Italia, un FIPA d’Or du Meilleur Drame, un Peadoby Award ainsi que le Prix de la Télévision Danoise du Meilleur Drame sur trois années consécutives. Il travaille actuellement à la quatrième saison de Borgen prévue pour 2022 sur DR. Sa dernière série Ragnarok est disponible dans le monde entier sur Netflix. Avant tout ça, Adam a créé et écrit Ride Upon the Storm (drame DR, 2017-2018), récompensé par le Prix International Content London C21 du Meilleur Drame Etranger mais aussi par le prix de la Meilleur Série de Télévision Danoise deux années de suite. Conversation modérée par Emilie Semiramoth
A propos de la série » Au nom du père »
Les séries sur la foi peuvent souvent sombrer dans l’écueil du grandiloquent. Entre tirades ampoulées, yeux tournés vers le ciel et morceaux de bravoure grand spectacle, elles s’échinent sur leur chemin de croix. Témoin, cette risible La Bible que la chaîne américaine History avait proposé en 2013, et qui entendait retracer, de Noé à Jésus, les grandes heures de l’aventure judéo-chrétienne. Peine perdue car les scénaristes avaient oublié ce qui doit avant tout faire le sel de toute fiction, l’histoire.
C’est, a contrario, ce qu’avaient parfaitement intégré et réussi les auteurs de la série produite par la chaîne franco-allemande Arte en 2012, « Ainsi soient-ils ». Ainsi que ceux de la mini-série allemande de Netflix diffusée en mars dernier, « Unorthodox ». Car, plus que la croyance ou la religion, ces œuvres sérielles s’intéressaient à ces hommes, qui la pratiquent ou qui veulent s’en défaire.
Domination et emprise
« Au nom du père » est de cette trempe là, s’attachant davantage aux passions très humaines d’une dysfonctionnelle famille de pasteurs de Copenhague et aux enjeux de société qu’aux rituels liturgiques. Il faut dire que le showrunner aux manettes des deux saisons de la remarquable série danoise est Adam Price, le plus en vue des scénaristes nordiques, « père » de l’inégalée « Borgen », narrant la trajectoire d’une cheffe de parti centriste devenue Première ministre aux prises avec ses opposants et ses inextricables liens familiaux. Des arcanes du pouvoir politique, Adam Price est donc, tout naturellement, passé à ceux de la souveraineté familiale et religieuse.
Car, là aussi, il est question de domination, d’emprise et de puissance. Dans la famille Krogh, on est pasteur de père en fils depuis 250 ans, pas question d’échapper à la sainte mission. Le père, Johannes, écrasante et ambivalente figure paternelle, intensément interprété par Lars Mikkelsen (The Killing, House Of Cards) qui a décroché un Emmy Award pour ce rôle, y veille en despote colérique, charismatique mais peu éclairé. Ses deux fils, Christian, campé par Simon Sears (Winter Brothers), et August (Morten Hee Andersen, vu dans The Charmer) questionnent son autorité en prenant des chemins, en apparence séparés. Le premier peine à trouver sa voie, qui se veut radicalement différente de celle de son père, jusqu’à incarner une sorte de bouddhiste new âge.
Le second, traumatisé par la mort d’une jeune femme, alors qu’il servait comme aumônier militaire en Afghanistan, a bien du mal à marcher sur les traces paternelles. Elisabeth, leur mère, interprétée par Ann Eleonora Jorgensen (The Killing), épuisée par l’alcoolisme et les infidélités chroniques de son pasteur de mari, qui vient d’être battu aux élections épiscopales – l’Eglise luthérienne évangélique du Danemark est une église d’Etat qui élit ses représentants, est tombée dans le clientélisme et pense en termes de parts de marché ! –, cherche, elle, à vivre et à aimer de nouveau.
Pardonner et se pardonner
C’est sur ce terreau émotionnel instable de transmission intergénérationnelle revisitant le mythe de Caïn et Abel, tout autant que celui d’Abraham et Isaac, que se clôturait la fervente première saison d’« Au nom du père ». Avec des doutes, des interrogations et la mort tragique d’August, incapable de continuer à mentir sur le rôle qu’il avait joué dans l’exécution de la jeune Afghane, incapable de supporter cette mort qui signait aussi la sienne.
La seconde saison intervient dix-huit mois après le décès d’August. Les personnages se débattent avec leurs souffrances, leur désespoir, leur culpabilité et ont bien du mal à pardonner et se pardonner. Le cadre religieux sert de calice à Adam Price et à ses deux coscénaristes, Karina Dam et Poul Berg, pour aborder l’incommunicabilité entre les êtres. Des êtres d’une même famille, qui ont appris à ne pas partager leurs émotions.
De la question centrale de la première saison, « qui prier quand on perd ses repères ? », on glisse fatalement, dans la seconde, à « par quoi ou par qui notre humanité peut-elle remplacer Dieu ? ». Le vivre-ensemble et la solidarité, atteste Adam Price. Et de faire parcourir à ses personnages un long chemin de l’ombre à la lumière pour parvenir à une sorte de rédemption, toute personnelle. Johannes, qui porte, lui aussi, la charge mentale de sa lignée luthérienne rigoriste, va rompre avec l’institution religieuse. Elisabeth va enfin retrouver sa liberté. Christian va renouer avec sa foi. Et tous vont enfin pouvoir faire le deuil d’August, individuellement et collectivement. Une sorte de résurrection familiale, symbolisée par le petit Anton, le fils qu’August n’a pas connu.
« Au nom du père », avec son titre chrétien et psychanalytique, est aussi un miroir tendu aux autres religions monothéistes – nombre de seconds rôles sont musulmans et juifs, et leurs interactions révèlent toutes les failles de la société danoise –, à la proximité, plus qu’aux différences, qu’elle partage. A l’heure où les conflits basés sur des convictions religieuses enflamment le monde, « Au nom du père » propose des pistes de réflexion au lieu de délivrer des réponses.
Humains imparfaits
Avec une efficacité narrative, une mise en scène toute bergmanienne, entre réalisme et fantastique, où un regard en dit plus que de vains monologues, et des images métaphysiques saisissantes – entre autres, celles de la renaissance d’un rouge-gorge, de rideaux volant au gré des vents ou d’une rose qui flétrit sur une nappe –, et une interprétation habitée, cette passionnante série danoise enfonce le clou dans le bois des certitudes : nous ne sommes, athées et hommes de foi, que des humains bien imparfaits. C’est au prix de l’acceptation de cette douloureuse vérité que nous pouvons affronter nos dilemmes moraux. Et apprendre à mieux vivre. Avec nous-mêmes et avec les autres.
« Au nom du père » est un miracle cathodique dont il faudra malheureusement se passer. Adam Price l’a confirmé : il n’y aura pas de troisième saison. Mais le showrunner planche déjà sur une quatrième de « Borgen », qui devra voir le jour en 2022. Tout n’est pas perdu.