«Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide.
Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m’aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche.
Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j’ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d’onze heures » n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! » Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent.»
1ere quatrième de couverture :
La narratrice, qui n’est autre que l’auteur, a perdu son père l’année même où elle est devenue professeur. Cette mort, à laquelle elle a assisté, a marqué sa conscience d’une manière indicible. Plusieurs années après, elle entreprend le récit de la vie de son père, d’abord garçon de ferme, puis ouvrier d’usine, petit commerçant enfin. Se fondant sur des faits, des photos, des souvenirs de scènes précises et de phrases souvent entendues, elle rend sensible la condition de son père, la faible marge de liberté qui lui fut accordée pour se faire sa « place au soleil ». Surtout, elle s’attache à décrire cette distance séparant peu à peu une fille, étudiante, mariée bourgeoisement, d’un père travailleur manuel qu’elle aime et qui l’adore. Mais Annie Ernaux ne ressuscite pas seulement l’image d’un père, elle met au jour avec minutie tout un héritage culturel, coutumes, goûts, valeurs, l’héritage culturel des dominés, qu’elle a dû oublier pour monter dans l’échelle sociale. Les difficultés et la psychologie du petit commerçant, les humiliations sociales, la déchirure de classe à l’intérieur même de la famille, tout cela est relaté avec pudeur et force dans un style dépouillé à l’extrême, qui donne à cette œuvre une densité bouleversante.
Autre résumé :
Le livre s’ouvre sur les épreuves du Capes que subies la narratrice dans un lycée lyonnais. La peur aux tripes, elle finit par réussir aux épreuves orales devant un jury composé d’un inspecteur et de deux assesseurs. Mais, ceci est une fausse entrée. Le lecteur pourrait bien se tromper en se fiant aux premières lignes du livre. Il ne s’agit pas d’un roman sur l’enseignement secondaire ou sur l’éducation. C’est un livre sur la figure du père, sa « place » dans une famille de campagnards aussi bien que dans une société en pleine mutation.
Deux mois, « jour pour jour », après le passage des épreuves, le père de la narratrice meurt suite à de longues douleurs d’estomac. Annie Ernaux revient sur la figure du père, le sien, et écrit un roman qui se propose d’actualiser la conception du père dans la littérature française. Si dans la première page du roman Annie Ernaux mentionne Le père Goriot de Balzac, elle ne laisse aucun indice au lecteur qu’il s’agira ici d’un roman sur le père. Si, également, dans le roman de Balzac , Goriot est le symbole de l’amour paternel, le père de la narratrice est loin de cette image caricaturale de la paternité. C’est un homme de chair et d’os, qui a autant de faiblesse que de force. Un personnage romanesque, si l’on se tient à la conception de la vérité romanesque de René Girard développée dans son livre « Mensonge romantique et vérité romanesque ». Pour Girard, « le roman romanesque dit la vérité de l’homme ». C’est peut-être à la recherche de cette vérité-là que part Annie Ernaux. Une vérité que Jean Cohen fait résider dans l’inauthenticité de l’homme. Sa construction dans une société de laquelle il est dépendant. Voilà la vérité de l’homme. N’est-ce donc pas la quête ultime de l’autofiction ? Mais si l’autofiction est souvent qualifié de « roman du je », le « je » d’Annie Ernaux n’est donc rien d’autre qu’un jeu. Un « je » trompeur. Car si Annie Ernaux dit « je », c’est de l’autre qu’elle finit par parler. De son père. Nous voilà encore revenu à la conception du roman de Girard évoquée plus haut, pour qui « le moi profond n’existe pas » et que tout homme s’accomplit dans l’autre ou s’explique par l’autre.
Le père est un vieux paysan, qui tient à Y…, un café-épicerie avec sa femme. Qui redoute, comme tous les commerçants, la concurrence, et qui est prêt à aller chercher son pain à des kilomètres que de l’acheter des mains de son voisin qui n’achète pas à son café-alimentation. Un père dur comme fer, qui déteste les gros mots, le patois des paysans, et qui envoie sa fille à l’école pour qu’elle n’ait pas la vie qu’il mène. « Les livres, la musique c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre ». Qui essaie en vain de cacher ses mœurs paysannes devant les condisciples de sa fille et qu’un « comment ça va ti » finit parfois par trahir. À la mort de ce père singulier, il n’y eut aucun étonnement. « C’est fini », annonce la mère, froidement. Aucun sanglot. Sauf lorsque le cercueil entre sous la terre, quand elle éclate en sanglot « comme le jour de mon mariage », nous dit la narratrice. Un mélange de tristesse étouffée et d’indifférence.
L’écriture d’Annie Ernaux rappelle dans ce roman celle de Zola dans L’Assommoir, ou de Céline dans Voyage au bout de la nuit. Une langue « verte », mais sans émotions et combien douce. Qui donne aux mots vie et forme. Comme si pour parler des gens de la campagne, il fallait le faire dans leur langue. Avec des phrases hachées, dépouillées de la syntaxe classique du français. Des phrases très souvent pronominales, qui énumèrent au lieu de raconter, comme c’est aussi le cas dans « Les Années ». Le livre dégage un certain parfum exquis, par des fragments inégaux, qui vous tient à la gorge, et vous fait vivre cette autre partie-là, d’une France d’après-guerres, décrite par la « génération de la guerre ».